Publié le 21.03.2023
Dans Un Garçon comme vous et moi, adapté et mise en scène par François Marin au CPO d’Ouchy, du 23 au 26 mars, Ivan Jablonka construit une autobiographie à la frontière d'un récit d'historien et d'écrivain. On suit cet écrivain français populaire dans un récit de formation, depuis sa naissance jusqu'à l'âge adulte, balayant tous les repères des années 70 aux années 90.
Il y a ici des références à la culture populaire qui ne dépareilleraient pas dans les écrits de la papesse du récit autobiographique et Prix Nobel de littérature, Annie Ernaux. Cette «autobiographie de genre» permet de livrer les joies et peines de l’Enfantin en se questionnant sur sa «garçonnité» et les lisières sans cesse rebrassées entre les pôles masculin et féminin.
Non sans humour, l’auteur s'interroge sur les modèles et archétypes masculins dominants de cette époque. Ne se sent-il pas d'une sensibilité différente et porteur d'une histoire familiale douloureuse avec ses grands-parents déportés et décédés en camp de concentration?
Ce récit convoque les figures tutélaires de son enfance issue de mangas portés à la télévision en des animations misant sur la non-fluidité du défilement de leurs images: Goldorak le robot géant et son héros le Prince extraterrestre Actarus, intermittent de l’action aussi fragile que contemplatif. Puis Candy tout droit sortie de l’univers du conte. A en croire l’auteur, elle se révèle un modèle de bienveillance et d’ouverture à l’Autre et au monde. Ce sont les années du "Club Dorothée" sur France 2. Rencontre avec le dramaturge et metteur en scène François Marin.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce parcours d’un homme se déclarant en «dissidence de genre» ou d’une «masculinité dissidente»?
François Marin: La lecture d’Ivan Jablonka m’a touchée dans son questionnement des rapports hommes-femmes que je traverse quotidiennement. Son parcours a favorisé chez moi des effets de reconnaissance sur certains questionnements, dont le suivant: Qu’est-ce qu’être un homme? Effets de reconnaissance tant au plan individuel que générationnel. Le livre faisant quelque 300 pages, nous n’avons retenu in fine qu’une cinquantaine.
Le style Jablonka se traduit par le fait qu’il est à la fois l’objet de son étude et la personne qui étudie. L’écrivain se révèle peu tendre et critique avec lui-même dans des pages traversées d’humour. Il existe des moments lumineux à l’image du constat que nous sommes fait de disparu.es. L’auteur va loin dans l’auto-critique se faisant juge de ses propres choix.
L’écrivain analyse les clichés et habitus qui nourrissent une certaine image de la masculinité forte, résiliente et virile sans participer d’une veine larmoyante ou mélancolique. Avec sincérité, il évoque une formation d’homme à travers la culture pop que sont les dessins animés et la musique affichant ses goûts à l’adolescence pour Brassens, Goldmann et Renaud. L’essayiste cite également des références littéraires tels Jean-Jacques Rousseau et le romancier, homme politique, et intellectuel français d'origine vaudoise, Benjamin Constant (1767-1830).
Si de l’extérieur, Jablonka réunit tous les critères de genre, il se retrouve en lui plus proche de Candy que de Goldorak. Ces deux dernières figures de dessins animés sont d’ailleurs approchées de manière multiple et nuancée par l’écrivain. Nous sommes à la fois le produit d’une génération, de la télévision mais aussi de grands mythes.
Pour mémoire, sa famille a traversé certains des grands traumatismes du siècle dernier sans qu’il n’en fasse un étendard. Honnêtement, il s’interroge sur l’ensemble des éléments qui l’ont constitué en tant qu’homme blanc hétérosexuel et solvable pleinement conscient de ses avantages.
Le texte nous place dans une recherche et un questionnement constants non sans ludisme. C’est un va-et-vient entre l’intime et une forme de musée imaginaire de soi. Il le confronte à des témoins et ami.es de l’époque rencontré pour le livre et auxquels il demande, «Parlez-moi de moi» lorsque nous nous sommes fréquentés. En témoigne son amour d’enfance devenue médecin et dont il parle avec bienveillance et pertinence.
Se référer à Goldorak est possiblement une première dans l’histoire de la littérature autobiographique historique et sociologique française...L’auteur nous rappelle que Goldorak est un robot géant qui préfigure ceux de la saga Transformers. Ce qui est alors important est le héros pilote Actarus qui anime cette machine guerrière. Ayant fui sa planète dont la civilisation a été détruite, le jeune Prince d’Euphor a besoin de Goldorak qui n’est qu’une armure. Nous avons affectivement toute cette force de Goldorak signifiée par ces expressions anticipant un mouvement de combat comme fulguropoing ("fulgurant" et "poing") mais aussi cette fragilité de celui qui a tout perdu. Cela renoue avec toute la mythologie du héros orphelin. Que l’on songe à Arthur ou des héros grecs ayant perdu leur père. De plus le monde des mangas nippons Goldorak et Candy sont troublant tant l’intrigue se déploie sur sol étasunien ouvrant sur un trouble identitaire.
Pendant ce temps, «Au pays de Candy / Comme dans tous les pays / On s'amuse on pleure on rit / Il y a des méchants et des gentils...»Contrairement au lieu commun de l’imaginaire collectif faisant de Candy une héroïne pour les filles, Ivan Jablonka n’a crainte d’avancer en substance, Je suis Candy. Car il rêve à la fois de sauver cette jeune enfant tout en ayant tant sa sensibilité que sa force.
L’écrivain n’est donc pas prisonnier de cette structuration de genre posant les garçons dans l’action puissante, d’une part, les filles bivouaquant dans la sensiblerie et le romantisme, de l’autre. Pour ma part, je fais partie de ces générations pouvant être à la fois Candy et Goldorak qui formèrent notre rapport au monde. Pour l’historien, le programme TV "Récré A2" diffusant ces deux anime prenait le relais des maîtresses d’école.
En partie de son questionnement du patriarcat au détour de son essai, Des Hommes justes: du patriarcat aux nouvelles masculinités. Son dessein est alors de refigurer et interroger la masculinité qui a cumulé virilité et domination suscitant ainsi une profonde injustice de genre. Ceci en invitant à «réinvestir les masculinités dégradées, décalées, fragiles» et à se positionner «du côté des faibles».
Il n’est pas loin de penser que nous sommes toujours englués dans une masculinité toxique dont nous essayons de nous émanciper.
Le travail sur le décor et les espaces de projections se réalise toujours en grande complicité avec la scénographe Elissa Bier. Il faut rappeler ici qui il s’agit du montage d’un texte non théâtral ponctué de plusieurs séquences. Avec une comédienne, Sabrina Martin, et un comédien Frédéric Lugon, le défi dramaturgique a été d’échapper tant à la conférence qu’au monologue classique en forme de journal de soi.
Sur la toile, nous partons de la silhouette dessinée pour mieux nous interroger sur ce qu’est un homme. On peut songer à ces pourtours de corps réalisés au sol pour identification des positions respectives après un accident. Cette surface de signes et dessins nous accompagne ensuite dans la découverte de l’appartement familial de l’écrivain, les figures de Goldorak et Candy...
... Avant de déboucher sur la savoureuse séquence consacrée à la photo de classe avec la présence du grand amour de ses huit ans, Cloé.
Cette toile se révèle aussi transparente et prompte à faire apparaître des séquences qui se jouent derrière elle. Ainsi en va-t-il des épisodes consacrés à Goldorak et Candy. Le dispositif traduit le palimpseste propre à nos existences. Des souvenirs d’êtres familiers s’y découperont. Par essence, la toile permet ratures, esquisses et gribouillis.
Au plateau, le jazzman pianiste, saxophoniste, compositeur et arrangeur, Mael Godinat, ancien membre du collectif Fanfareduloup Orchestra favorise les évocations musicales filant des années 80 à notre aujourd’hui.
Musicien, comédienne et comédien sont habillés sur la même base. La voix de Sabrina incarne tour à tour Chloé, la directrice d’école ainsi que l’ensemble des autres voix-témoignages. Tout ceci pour traduire une réalité blanche et noire si singulière à Jablonka.