Emma Bovary reprend la parole

Publié le 10.09.2025

Avec Bovary Madame, à l’affiche du Théâtre de Vidy du 17 septembre au 8 octobre, Christophe Honoré se penche sur l’héroïne la plus galvaudée du roman français pour la délivrer, enfin, des regards qui l’enferment.

- on sait depuis longtemps qu'il aime s’attaquer aux figures hantées de la littérature ou de sa propre mémoire.

Recueillie par une troupe de baladins circassiens, Emma Bovary n’y est plus seulement ce «monstre d’ennui» condamné à l’arsenic, mais une femme qui revendique haut et fort son droit au désir, au scandale, à l’insoumission.

La pièce met en crise les lectures figées de Flaubert: ses acteurs et actrices rejouent, sur le mode de la pantomime et du cirque, les épisodes attendus - le mariage terne, les amants, la dette, la chute - pour mieux laisser surgir une autre Emma, plus sensuelle, plus libre.

Le spectacle, en répétition encore, mais déjà habité, frappe par son dispositif : arène de cirque, trapèze, gradins, caméras qui traquent Emma jusqu’à l’indiscrétion.

On songe à Lola Montès, d’Ophüls, à ce mélange de grotesque et de mélancolie qui sait faire rire tout en serrant la gorge. Les hommes - Charles, Léon, Rodolphe - restent fidèles à leurs archétypes, mais les comédiens y injectent une humanité inattendue.

À côté, Emma déjoue les attentes: elle détourne le récit, interrompt la pantomime pour dire «non». Geste de théâtre, geste politique aussi, qui replace une héroïne du XIXe siècle dans le présent brûlant de nos débats sur la liberté féminine.

Ce qu’Honoré brûle ici, ce sont les clichés: l’Emma hystérique, irresponsable, l’Emma-victime. Son écriture de plateau, nourrie de cinéma et de musique, mêle improvisation et rigueur, cirque et mélodrame, jusqu’à redonner voix à cette figure mythique. Bovary Madame apparaît alors comme une conversation tendue et joyeuse entre Flaubert et aujourd’hui, entre la mémoire des textes et la force du plateau.

C’est du théâtre qui ne cherche pas à sacraliser un roman mais à le rouvrir, à l’empoigner, pour y trouver une femme contemporaine - une Emma qui, cette fois, choisit tous les possibles.

Entretien avec Christèle Ortu, collaboratrice à la mise en scène.



Qu’est-ce qui distingue, selon vous, l’écriture de plateau de Christophe Honoré par rapport à l’approche d’un metteur en scène comme Thomas Ostermeier?

Christèle Ortu: J’ai collaboré avec Ostermeier notamment sur La Mouette de Tchekhov. Avec lui, on n’est pas dans une écriture de plateau à proprement parler. Il travaille, la plupart du temps, à partir d’un texte déjà constitué.

Chez Honoré, c’est différent. La création de plateau est organique. Il travaille avec la plupart de ses comédiens depuis plus de dix ans, cette confiance réciproque est fondamentale.

Son approche de l'improvisation est très structurée. Il pense son spectacle en séquences, presque comme au cinéma. Et à l'intérieur de chaque séquence, il définit un cadre très précis pour l'improvisation, il sait ce qu'il veut y trouver.

Une autre dimension dans le théâtre de ces deux metteurs en scène?

Dans sa pièce, Le Ciel de Nantes*, il s’agissait pour Christophe Honoré de mettre en scène des figures issues de sa propre famille, inconnues des acteurs et actrices. Pour à Retour à Reims**, d’après le livre éponyme du philosophe et sociologue français Didier Eribon, mis en en scène par Thomas Oestermeier, le texte partait d’un matériau non théâtral, un essai sociologique, mais il s’agissait tout de même d’une adaptation écrite en amont.

La particularité d’Honoré, c'est aussi de nourrir les comédiens et comédiennes en amont sur tout ce qui concerne leur personnage, de l’identité sociale à l’origine et au tempérament. Il s'agit de leur donner de la matière pour inventer.

Il y a chez Flaubert, une variation continuelle des points de vue. On regarde Emma à travers Charles, Rodolphe, Léon... et inversement. Christophe Honoré convoque théâtre, cinéma, cirque, pantomime. Comment cela dialogue-t-il avec cette multiplicité des regards du roman?


La pantomime vient du cirque: la troupe au plateau compte des clowns, de l’acrobatie, des numéros. Le clownesque introduit une légèreté parfois burlesque dans la manière de regarder Emma.

Côté cinéma, comme dans Le Ciel de Nantes ou Les Idoles, il y a un écran, mais ici il ne disparaît jamais. Des caméras différentes «traquent» Emma, jusqu’à l’image de surveillance, moins esthétique, qui nous fait entrer dans son intimité, son hors-champ.

Cela démultiplie les prismes sans imposer un regard unique: on voit Emma, et on se sait en train de la regarder.

On a vu des photos de répétitions de Ludivine Sagnier sur un trapèze. On pense à Lola Montès de Max Ophüls, à sa structure en tableaux de cirque et à cette ivresse visuelle.

Il y a effectivement une citation de Lola Montès au point de départ: une femme recueillie par un cirque, guidée par une Madame Loyale - ici Marlène Saldana. Mais la singularité de Christophe tient à la manière de mêler ses références et de les ramener à son écriture de plateau.

Dramaturgiquement, plusieurs pistes furent explorées avant d’adopter une structure assez proche du roman (première, deuxième, troisième partie).

Les scènes s’enchaînent comme des numéros: on entre dans le numéro .- qui rejoue un épisode de la vie d’Emma - puis on en sort pour laisser apparaître la troupe, ou Emma hors-citation. C’est un va-et-vient entre l’histoire et ceux qui la racontent.

Charles, Léon, Rodolphe... Ce sont souvent des archétypes: le mari ennuyeux, l’amant lâche, le séducteur cynique. Leur redonnez-vous une complexité, ou restent-ils des figures autour d’Emma?

Un peu des deux. On respecte ce qu’a écrit Flaubert, mais chaque acteur apporte sa propre humanité. Je pense à Harrison Arevalo, qui joue Rodolphe. Dans le roman, je le trouvais presque détestable. Sur scène, il reste manipulateur, mais il ajoute quelque chose de séduisant, d’aimable, qui complexifie le regard.

Pour Charles, dès les premières pages, il est décrit comme un enfant un peu à part. L’acteur l’assume, mais il le défend aussi, lui donne une dignité. Au fond, chacun des hommes garde sa figure-type, mais les comédiens les habit(ent) de leur propre vérité.

Le choix de Ludivine Sagnier est déterminant. Elle disait dans «Libération» combien elle refuse les assignations binaires. Et sa capacité de métamorphose est étonnante, au cinéma comme au théâtre. Comment travaille-t-elle son personnage titre du roman?

Christophe aime travailler avec des artistes fidèles, et Ludivine en fait partie. Elle apporte ce mélange de femme-enfant - qui appartient à Emma - et de femme qu’elle est personnellement, avec ses fragilités et sa force.

Elle amène une profondeur et des nuances qu’on n’aurait peut-être pas imaginées autrement. Emma gagne en épaisseur.

La quête d’Emma est aussi sensorielle, presque musicale. Comment la création sonore et la lumière de participent-elles à ce canevas sensible?


Le son nous fait entrer dans l’intimité d’Emma. Il y a les micros, comme toujours chez Christophe, mais aussi des chants et des musiques qui colorent différemment: romantisme, mélancolie, mais aussi des échos de l’époque de Christophe.

La musique raconte une part de lui, mêlée à Emma. La lumière de Dominique Bruguière, elle, accompagne avec douceur. Elle dramatise le cirque, puis resserre l’espace pour révéler un visage, un lieu, une intimité. Elle prolonge les descriptions de Flaubert: un coin de campagne, une atmosphère normande.

C’est une lumière qui raconte.

Si je résume: les hommes rejouent en pantomime des épisodes de la vie d’Emma, puis elle reprend la parole. Ou bien le tissage est plus complexe?

C’était l’idée au départ, mais finalement c’est plus enchevêtré. On passe d’un numéro de cirque à un épisode de vie, d’un témoignage de troupe à une scène tirée du roman. C’est linéaire dans le sens où on avance dans l’existence d’Emma, tableau après tableau, mais toujours en basculant entre représentation et réalité du collectif.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Bovary Madame
Du 17 septembre au 8 octobre 2025
Vidy Théâtre - Lausanne

Christophe Honoré, texte, adaptation et mise en scène, d’après le roman de Gustave Flaubert - Christèle Ortuassistante à la mise en scène

Avec Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Julien Honoré, Davide Rao, Stéphane Roger, Ludivine Sagnier, Marlène Saldana


Informations, réservations:
https://vidy.ch/fr/evenement/christophe-honorel-bovary-madame/#contact



*Le Ciel de Nantes fut joué du 31 janvier au 8 février 2024 au Théâtre de Vidy. L’écrivain et metteur en scène français ouvre l’album de famille. Il en feuillette les pages devant nous. Mais ce ne sont pas tout à fait des souvenirs, plutôt des rêves, des regrets, des fantômes qui rient et qui dansent, ndr.

**Retour à Reims se donna 28 mai au 15 juin 2019 au Théâtre de Vidy.