Publié le 10.08.2020
Du 20 au 22 août, le far° et l’artiste français Thierry Boutonnier invitent à Déjeuner dans l’herbe, à Nyon. Cette performance se déroule dans les jardins privatifs du chemin Albert-Usteri. Avec les habitant.e.s du lieu, l’artiste sensibilise au caractère précieux des sols. Le but? Générer artistiquement des connaissances autour de la faune, de la flore du périmètre, en surface et en profondeur terrestre. Ceci via des actes conviviaux tels que broder des nappes en coton et les ensevelir pour bioactiver la vie souterraine, élaborer des pique-niques pédagogiques, afin de réactiver notre pouvoir d’agir face à la crise environnementale.
Entre broderie, archéologie et appréhensions sensibles, se tissent ainsi une humanité jardinière. Performance partageuse et atypique, Déjeuner dans l’herbe invite à revitaliser nos imaginaires. Entrevue avec un touche-à-tout du vivant associé depuis plusieurs années au far°, Thierry Boutonnier.
Comment cette expérience à échelle humaine s’articule-t-elle avec la crise pandémique et l’effondrement écologique en cours?
Thierry Boutonnier: Comme nombre d’entre nous, je suis dépassé par la profondeur, la violence et la dimension sans fin de ce que nous traversons. Cela remet en question de manière vitale et urgente les modes de vies dominants.
Démenti flagrant à l’illusion de ce que nous vivons - un progrès et une consommation sans fin -, la pandémie affecte profondément nos habitudes et quotidiens. Mais aussi au cœur de notre rapport à l’autre et à l’environnement. La fréquentation de penseurs tels le collapsologue Pablo Servigne ou le sociologue et anthropologue Bruno Latour permet de dégager des pistes. A l’ère du désarroi généralisé, être dans le faire ensemble, le concret de la pensée mise en actes, l’échange ludique et instructif en jardins, ce n’est pas tout. Mais ce n’est pas rien non plus!
Vos actions et performances en lien avec des écosystèmes étaient déjà manifestes dans le cadre de Lausanne Jardins (2009). Quel est votre parcours?
La mise en commun de savoir-faire, la redécouverte de la biodiversité est issue de la formation d’ouvrier agricole que j’avais suivie avant de rejoindre une voie académique aux Beaux-Arts de Lyon. Ceci a été complété par des sciences de l’écologie dédiées aux questions de pollution et de nuisance. Sans oublier un Master en sciences politiques à Paris aux côtés de Bruno Latour. De son travail sur la politique de la Nature découle notamment la découverte d’Antoine Hennion, sociologue s’intéressant à l’aide, au soin et au care, toutes activités rattachées à un art de l’attention. Et celle de l’anthropologiste Anna Tsing posant la nécessité pour l’homme de s’allier à d’autres espèces pour survivre collaborativement.
Vous êtes originaire d’une famille d’agriculteurs et éleveurs.
Au plan biographique, mon rapport à l’environnement s’est aussi développé grâce à un lien domestique avec la production laitière chère à l’exploitation familiale. Il existe ainsi un territoire ou terrain qui s’est mêlé de langues, de mots et de concepts pour comprendre ce qui se joue dans ce maillage du vivant.
Vos propositions coopératives associant l’artistique, l’anthropologie, la sociologie, les sciences de la terre vous ont déjà mené au Canada, en France, Allemagne, Pologne et Suisse.
A travers une vingtaine d’actions et d’objets créés à ce jour et focalisant sur l’interdépendance les écosystèmes, je tente de faire évoluer les comportements du système capitaliste. Par l’observation, l’expérience du vivant non humain, l’analyse, le jeu et l’ironie entre autres.
A mon sens, les actes artistiques ont les mêmes demandes en matière de gestion des projets que dans n’importe quelle autre activité: ainsi en termes de savoir-faire, partage, production-diffusion, innovation. Comme artiste non-spécialiste, j’adopte une attitude «multi-tâche», collaborative. Et je recours à différentes expressions, dont la performance, les sculptures, images et schémas… Autant de traces d’une action à venir.
Comment est né votre intérêt pour les jardins familiaux?
Au cœur de la réflexions sur la sixième extinction, il y a un mouvement pragmatique favorisant à s’emparer des problématiques. L’année dernière, nous avons travaillé à biodynamiser une place de Nyon partagée entre voie de garage souterrain et parc arborisé en pleine terre.
Le défi? Rendre visible, compréhensible tout un sol invisibilisé et prisonnier de la croute d’asphalte. Comme essayer de se reconnecter à ce sous-sol et sensibiliser à une pédologie (n.d.l.r.: étude de la formation et de l'évolution des sols). Revitaliser donc une terre parfois vue comme morte.
Et vous aboutissez à un Déjeuner dans l’herbe.
Le chemin Albert-Utséri et ses jardins est peut-être l’un des derniers sites où l’on trouve une terre végétale héritée de siècles de cultures.
Cette terre n’aurait-elle pas une mémoire favorisant la transmission d’une vie pouvant se retrouver plus tard à la Place Perdtemps (n.d.l.r.: le parking situé à proximité). Grâce à Serge Amiguet, ingénieur agronome spécialisé dans la fertilité des sols, nous allons redécouvrir la qualité des sols dans les jardins. Ceci avec la mise en lumière et l’analyse de l’activité de biodiversité.
Sur la célèbre toile d’Edouard Manet, Emile Zola écrit: «Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses.»
Oui. Des nappes brodées de fil d’or aux motifs végétaux et d’insectes accueilleront des déjeuners collectifs par groupe de vingt personnes. On y appréciera des recettes témoignant de la biodiversité jardinière, tels salades de pourpier et pissenlits. Ensemble nous récupérerons des nappes enterrées en ces jardins huit semaines plus tôt pour prendre la mesure de la richesse biologique en sous-sol et sa bio-activité.
La démarche se démarque d’un happening culte de l’art contemporain.
En 1983, l’artiste plasticien suisse Daniel Spoerri a fait enterrer dans une tranchée de 40 mètres, avec pelleteuses et manœuvres, les restes d’un banquet très carné tenu dans le parc d’un Château près de Paris (Déjeuner sous l’herbe). Ces reliques ont été partiellement mises au jour par des archéologues en 2010. Il n’était pas question de l’appauvrissement des sols surexploités, contaminés par les pesticides et les métaux lourds menaçant toute la chaîne du vivant.
De notre côté, délicatement, nous enfouirons ainsi les nappes de repas végétaliens sous terre. Ceci en ayant révélé comment une terre peut être enrichie naturellement par l’action des lombrics ou vers de terre. Ces connaissances sont partagées avec les spectateurs.trices du far° et les habitant.e.s de Nyon sous différentes formes, dont des fresques.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Déjeuner dans l’herbe. Les 20 et 21 août à 17h, le 22 août à 13h et 17h.
Festival la Fabrique des arts vivants (far°) Nyon - Communs Singuliers #1
Renseignements et réservations:
www.far.ch
Conception: Thierry Boutonnier. Hôtes du chemin Albert-Usteri: Dominique BéBoux, Pierre Gautier, Renée Henry, Laura Meylan, Philippe Meylan, Alain Perrier. Intervenant.e.s: Serge Amiguet (Sol-Conseil), Adrien Mesot, Laetitia Pascalin. Stagiaires: Samy Berard, Marie-France Thomas, Albulenë Ukshini Sefa. Production: Thierry Boutonnier, far° Nyon. Remerciements: Laurène Jaquier, Anna Schlaeppi.
Photo Thierry Boutonnier © Isabelle Sourie