Publié le 02.12.2023
Le Français Rémi De Vos nous plonge avec un humour noir au cœur d'un enfer conjugal, dont les protagonistes ne veulent s’extraire, préférant en jouer. Jusqu’au vertige et au malaise. Montée par Nicolas Rossier sa pièce Occident est à découvrir en tournée, encore les 29 février et le 1er mars au Théâtre Grand-Champ (Gland)
De dialogues incisifs en tension palpable, l’opus explore les fissures qui lézardent la relation d'un couple de petites gens ayant la quarantaine. La pièce dresse un parallèle saisissant entre la désagrégation d’un couple et celle des valeurs humanistes de la société contemporaine. Côté jurons, les "con" proférés par la femme répondent aux "salope" du vin plus solitaire que mauvais de l’homme.
Mine de rien, la compagne de ce chaos conjugal (Anne-Catherine Savoy en Desperate Housewife popu frustrée et lucide) démonte par l’Absurde la parole confusément raciste de son homme. Son compagnon - Nicolas Rossier en ex-écrivain veule, rageur et largué - jappe comme un chiot les Je t’aime s’effondrant maintenant qu’a sonné l’heure d’une fake news. Sa moitié aurait couché avec tout un Centre de réfugiés.
Dans une atmosphère de huis clos souvent tendu, Occident interroge la montée du populisme et de l’extrême droite, de l'intolérance et de la xénophobie. Pour faire respirer ce mano a mano rendu sans condescendance pour ses personnages, la mise en scène a inventé des séquences oniriques et poétiques.
Bienvenues, elles ont reçu l’assentiment de l’auteur. N’évoquent-elles pas les rêves inassouvis d’amour romantique du binôme moins toxique que burlesque et poignant? Ceci par la magie notamment de chansons populaires. Elles se manifestent telles des bouffées de vérité sur des états d’âme habituellement gardés secrets. Rencontre avec Nicolas Rossier.
Comme Molière et Feydeau avant lui, De Vos se révèle un sagace anthropologue du quotidien fait couple. Ainsi dans le personnage féminin scotché au foyer. Elle attend l’homme pour qu’il lui fasse le récit de sa soirée alcoolisée.
Nicolas Rossier: Ce qui me touche chez elle? Contrairement à l’homme, elle lutte encore et y croit toujours. Il s’agit de petites gens ayant des problèmes d’argent. L’homme a eu une activité intellectuelle. Qu’il ait été écrivain ou journaliste, ce quarantenaire faisait autrefois fonctionner son intellect. En témoigne cet échange: «Elle: Ta cervelle, elle est morte aussi…. Avant t’écrivais des trucs, maintenant t’écris plus rien du tout!... Lui: Parce que j’écris plus, je bande plus de la tête?»
Dès lors, elle pense qu’en le secouant, lui mettant le nez dans ses contradictions, non sans violence et peu de tact, cette femme réussira peut-être à réveiller l’être qu’elle a aimé par le passé, celui qui faisait fonctionner sa tête au gré d’ une pièce écrite comme un éternel recommencement, elle l’attend souvent. Mais elle persiste à croire à une possible rédemption. Ou une improbable sauvegarde.
C’est juste! Mais il faut préciser que contrairement à la femme du couple, l’homme est dans un état quasi irrécupérable dans Occident. La femme, elle, peut encore faire preuve d’une certaine lucidité. Il ne s’agit pas d’en faire une victime. A mes yeux, Occident est encore aujourd’hui une pièce complètement incorrecte. Je m’attends ainsi souvent à devoir défendre des situations ou me justifier sur des choix de mise en scène. C’est tellement provocateur que des gens de théâtre, avant d’avoir vu le spectacle, avait de la peine avec ce texte délicat, grave et difficile à lire.
Par le passé, j’ai monté une autre courte pièce vertigineuse de Rémi De Vos, Sa Chienne. Cette pièce imagine une femme attachée par son compagnon et contrainte de manger de la nourriture pour chiens. Or cette femme est en réalité la personnalité dominante au sein du couple. Quant à l’humour de l’auteur, il est toujours présent.
... Le spectacle a beaucoup plu. Il est vrai que j’ai tenté d’édulcorer, le poétiser ou décaler en contrepoint une certaine virulence. Rémi De Vos l’a vu. Il en était heureux. Je souhaite ainsi faire de l’invective de mon personnage, Putain, une expression, interjection ou onomatopée pareilles à un Merde, alors. Mais il me semble sincèrement que l’auteur ne l’a pas pensé ainsi.
Absolument. Nous sommes avec Occident chez les déclassés, les invisibles, les petites gens. Certains votent Marine Le Pen depuis des années, le Rassemblement National (ex-FN) ayant su capitaliser sur le sentiment d’être abandonné.es et laissé.es pour compte de la société française où la pauvreté ne cesse de croître.
C’est un mano a mano asphyxiant tant chez Albee que De Vos alternant escalades et désescalades verbales. Or le milieu portraituré par le dramaturge étatsunien est le haut de gamme universitaire américain. Chez De Vos, il s’agit bien des petites âmes, des prolétaires. Chez De Vos, la chair est triste, l’intime en berne. Fait-on pourtant de son mieux pour être la petite femme, le petit homme que l’on est cherchant une sortie honorable? Je le pense. Si De Vos est littéralement avec ses personnages sans les juger, il me semble que chez Albee, l’on ressent l’œil critique de l’auteur porté sur ses protagonistes. Comme le disait un ami du dramaturge français: «C’est un marteau qui aime ses clous».
Pour moi, le théâtre n’est pas la vie. Il nous permet de la comprendre, la juger, la raisonner. Sans être la vie. Ainsi ces personnages dans toute leur ignominie sont aussi peu réels que l’amour sublimé d’un Joe Dassin chantant Et si tu n’existais pas. Ou un Sacha Distel passant des romances, notamment en duo avec Brigitte Bardot pour Le Soleil de ma vie. Parfois amoureux fou, qui n’a pas songé même une poignée de secondes que c’est le cas? Mais voilà, la vie ce ne sont pas les paroles de chansons romantiques.
Dès le départ, il m’a semblé nécessaire de créer un contrepoint aux scènes infernales de la pièce. Pour les mettre à distance, les alléger. Mais surtout révéler ce que ce couple a pu être en pensées, rêves, fantasmes désirs inassouvis. Par actions ou omissions.
Les inter-scènes ajoutées à la pièce d’origine sont des fantasmes à cœur ouvert. On voit ce que les personnages (res)sentent. Ces tableaux souvent chorégraphiés chantés en voice over ou play-back sur les interprétations originales de ces tubes inoubliables ouvrent sur un monde où tout est beau et en harmonie au sein du couple. Même si j’aime beaucoup Joe Dassin, je ne crois guère aux paroles de L’Eté indien. On aimerait toutefois tous et toutes y croire.
Cela permet de souffler dans ce tunnel sans espoir mais non sans humour, burlesque et grotesque qu’est la pièce. En la montant, j’ai songé au couple formé par Simone Signoret et Jean Gabin pour Le Chat de Pierre Granier-Deferre où un couple ressasse ses griefs tout en ne se parlant plus. Son Enfer quotidien et mesquin était douloureusement rendu. Sauf que dans Occident, la parole fuse tout en reconduisant une atmosphère oppressante.
Le rapport à la mort est souvent sous-jacent aux échanges de ce couple. Mais parfois ces références à la fin, au meurtre ou au suicide ne sont pas véritablement à prendre au sérieux. A mon sens, cela reste de l’ordre des menaces en l’air. Cette mort omniprésente résonne en arrière-plan dans des projets de meurtre sous la douche aussi pathétiques qu’implacables et improbables.
Ce qui m’intrigue dans ce climat tendu et violent? L’absence de toute brutalité physique. Les deux conjoints ne se touchent même pas. A la moindre gifle ou acte physique manifesté et écrit par l’auteur, je n’aurai pas monté sa pièce. Ces manifestions extrêmes ne m’intéressent pas et me choquent. Avec Occident, le tissu des échanges reste celui des mots. Et c’est heureux tant le théâtre est jeu et univers de mots. Si l’on peut blesser et faire très mal avec les mots, il n’y a néanmoins pas de coups. Des menaces certes. Mais sans passage à l’acte.