Publié le 10.11.2025
Le ballet Chaplin est à découvrir à L’Opéra de Lausanne, du 21 au 23 novembre.
D’entrée, le parti pris est fort: un cube blanc, lisse et froid, qui évoque tout à la fois le studio de cinéma, la cellule d’isolement et l’espace mental de Chaplin lui-même. C’est dans ce décor ingénieux de Paul Zoller que le chorégraphe allemand Mario Schröder déroule le fil d’une vie romanesque.
Créée à Leipzig en 2010, et entré au répertoire du Ballet de l’Opéra national du Rhin en 2018, cet œuvre se découvre d’abord à un hommage, mais très vite, elle dépasse la simple biographie. Il ne s’agit pas de mimer le cinéma, mais de le traverser - de le danser.
Les ombres chinoises qui ouvrent le spectacle, évoquant l’enfance pauvre du futur artiste à Londres, ont cette puissance d’évocation qui sidère. Derrière l’esthétique épurée, c’est la violence du père, la tendresse fragile de la mère, toute une humanité qui palpite.
On est saisi par l’intensité de ces instants, où le geste dit plus que les mots. La trouvaille de Schröder est d’avoir scindé le personnage en deux.
On a d’un côté, Chaplin l’homme, interprété avec une nervosité fiévreuse par un danseur. Et de l’autre, Charlot, son double fictif, incarné avec une grâce androgyne par une danseuse.
Ce dédoublement ouvre un espace de dialogue entre le créateur et sa créature. Leurs duos ne sont pas des numéros, mais de véritables conversations corporelles, où la canne devient un partenaire, où le chapeau melon bascule de l’un à l’autre.
Et quand surgissent les figures des films – le Dictateur renouvelant la danse burlesque d’une parodie du Führer avec un globe terrestre, les ouvriers des Temps modernes s’agitant comme des pantins –, c’est avec une justesse qui évite le pastiche.
Le ballet ne célèbre pas un mythe, il interroge un artiste en lutte avec son siècle, et dont les combats – contre les totalitarismes, pour la dignité humaine – résonnent étrangement avec le nôtre.
Entretien avec Bruno Bouché, directeur du Ballet de l’Opéra national du Rhin.
Vous avez choisi d’accueillir Chaplin de Mario Schröder dès votre première saison à la tête du Ballet de l’Opéra national du Rhin, en 2018. Pourquoi ce choix, et que vouliez-vous affirmer avec cette œuvre?
Bruno Bouché: Un des axes principaux du projet que je porte pour le Ballet de l’Opéra national du Rhin depuis 2017, est d’interroger ce que peut être «une dramaturgie du XXIᵉ siècle» afin de réhabiliter la place du récit.
Comment imaginer de nouveaux grands ballets narratifs, avec les moyens de production qu’offrent une maison d’opéra?
Nos danseurs et danseuses sont formé es à la technique classique, s’entraînant chaque jour à la barre. Pourtant, l’histoire de la danse compte relativement peu de grands titres comparés à l’opéra ou au théâtre.
Je voulais donc rouvrir cette question: comment raconter à nouveau? Comment utiliser tout ce que la danse contemporaine a apporté – y compris son abstraction et même la «non-danse» – pour redonner au plateau une capacité de narration, débarrassée de la pantomime, mais pleine de sens?
C’est en voyant Chaplin à Leipzig que j’ai eu un véritable choc. J’ai senti une sincérité rare dans la démarche de Mario Schröder. Chaplin, c’est sa vocation d’enfant: en regardant ses films à la télévision, en Allemagne de l’Est, il a décidé de devenir danseur. Il y a chez lui quelque chose d’intègre, d’émouvant.
Et puis, pour une première saison, ce ballet ample, avec décors, costumes, trente danseurs et danseuses ainsi qu’une vraie dimension dramaturgique, incarnait parfaitement cette volonté de renouer avec le grand récit dansé.
Ce sont des moments bouleversants. Le chorégraphe a su trouver un langage très personnel, mais nourri par l’histoire de la danse: il y a du Tanztheater, un héritage de Pina Bausch, ou du Culberg Ballet qui permet une gestuelle traduisant la psychologie des personnages à la manière de Mats Ek *.
Les ombres chinoises montrent la famille de Chaplin, la violence du père, la tendresse de la mère.
Et tout à coup, au-delà de la stylisation, on a l’impression de regarder la vie par le trou d’une serrure. C’est très fort, très honnête.
Ce n’est pas la biographie d’un génie, c’est celle d’un enfant pauvre qui cherche à survivre.
C’est justement une dramaturgie musicale. Aujourd’hui, nous n’avons souvent plus de grandes partitions conçues pour la danse comme au XIXᵉ siècle; il faut donc inventer cette cohérence par le montage musical.
Schröder a une culture musicale immense, et cela se sent: chaque séquence trouve sa couleur, son tempo émotionnel.
Cette mosaïque – de Wagner à Adams, en passant par Barber – crée une ampleur narrative qui parle au public d’aujourd’hui. Cela rejoint mes propres recherches: comment la musique peut-elle redevenir un moteur dramatique et non un simple accompagnement?
C’est un décor d’une intelligence rare. Il évolue tout au long du ballet: au début, on y lit l’enfermement de l’artiste; plus tard, il devient l’espace de projection du rêve. Ce cube blanc, c’est autant un studio qu’une cellule mentale.
Ce que j’aime? Cette impression de voyeurisme: on regarde des scènes qui ne nous sont pas destinées, comme si l’on entrait dans le studio de Chaplin, ou dans sa tête
Nous avons dû l’adapter à la scène plus petite de Strasbourg; cela a exigé une véritable recréation, mais l’esprit est resté: un espace qui respire, se déploie, se resserre, recadre et accompagne la narration au même titre que la danse.
C’est une idée magnifique. Le personnage de Charlot n’est pas Chaplin, il est son invention, son double. Le faire danser par une femme introduit une part d’étrangeté, de délicatesse, presque d’androgynie. Cela humanise le rapport entre le créateur et sa créature.
Cette femme qui devient Charlot fait surgir une émotion nouvelle: elle rappelle combien la poésie peut être un espace de liberté, au-delà du genre.
Chaplin lui-même jouait de cette ambivalence: la légèreté, la fragilité, la grâce — des qualités que l’on attribue volontiers au féminin. Schröder, par ce choix, met cela en lumière avec beaucoup de justesse.
Oui, et c’est essentiel. Chaplin fut l’un des premiers artistes à s’opposer frontalement au fascisme, puis à être victime de «la chasse aux sorcières» menée par l’administration américaine **. Schröder rappelle ces épisodes avec une sobriété très émouvante: la montée du nazisme, la destruction de l’image, l’exil.
Pour moi, c’est au cœur de notre mission: faire du Ballet du Rhin un ballet citoyen. Nous ne dansons pas dans une tour d’ivoire; nous portons une mémoire, une responsabilité.
Chaplin, c’est l’artiste qui croit que l’art peut encore changer le monde, ou au moins éveiller la conscience. C’est une leçon qui n’a rien perdu de sa force.
Nous n’avons pas le même rapport au cinéma. Le chorégraphe allemand met le public à la place de la caméra: il cadre, il découpe. Chez moi, il s’agit plutôt d’une évocation poétique.
Dans Les Ailes du désir, je ne voulais pas transposer le film; je voulais en explorer le cœur: la chute, le passage de l’ange à l’humain, ce désir d’incarnation.
Chez Mario Schröder, chaque scène est traitée comme un plan, une situation; chez moi, tout glisse vers l’abstraction. Mais nous partageons cette conviction: la danse peut raconter autrement, par le corps, ce que les mots ou les images ne suffisent plus à dire.