Publié le 20.11.2024
Sur scène, une table de régie, un rétroprojecteur usé et un petit écran. C’est avec ces moyens artisanaux que le Collectif Marthe fait revivre l’œuvre militante et poétique de la cinéaste documentariste suisso-française engagée, Carole Roussopoulos, dans Rembobiner.
À découvrir à L’Usine à Gaz (Nyon) les 28 et 29 novembre, après deux représentations dans le cadre du Festival Les Créatives, les 22 et 23 novembre à la Villa Tacchini (Lancy).
Les comédiennes incarnent tour à tour des figures anonymes ou iconiques des luttes féministes et sociales des années 70, réinventant, à leur manière, l’engagement de la documentariste. Ce spectacle, à la croisée du théâtre et de la vidéo, réanime les récits oubliés ou marginalisés, tout en interrogeant la mémoire collective et la transmission des luttes.
Rembobiner ne se contente pas de rendre hommage: il revisite, décortique, et réinvente les images d’archives, transformant les témoignages filmés de Carole Roussopoulos en une expérience scénique vibrante. Ici, le théâtre devient une forme de montage vivant, où les techniques artisanales - collages, ombres projetées, postiches - se mêlent à une interprétation incarnée et poignante.
Ce spectacle, pensé pour l’itinérance, invite à la réflexion tout autant qu’à l’échange, avec des discussions post-représentation qui prolongent le propos dans notre époque.
Une création essentielle, à la fois joyeuse et engagée, qui nous rappelle que revisiter le passé, c’est déjà bâtir l’avenir.
Ceci à l’heure où d’Europe aux États-Unis, des mouvements conservateurs de grande ampleur s’emploient à miner et faire régresser les droits des femmes acquis de haute lutte.
Entretien avec Itto Mehdaoui, un des metteuses en scène/comédiennes du collectif Marthe.
Itto Mehdaoui; La rencontre avec l’œuvre de Carole Roussopoulos a été assez déterminante dans notre parcours.
Nous, le collectif Marthe, nous sommes un collectif de théâtre qui travaillons beaucoup sur des questions féministes, sur les oppressions, et c’est donc assez naturellement que nous avons croisés ces films.
Nous avions vu son film sur le FHAR, le Front homosexuel d’action révolutionnaire, son film Y’a qu’à pas baiser sur les luttes pour l’avortement et la liberté de la contraception, aussi Monique sur la trajectoire de la lutte ouvrière autour de l’usine horlogère de Lip et de la place des femmes dans cette lutte.
Nous nous sentions dans une forme d’héritage avec elle, et avec les personnes qu’elle a filmé, leurs combats. Son parcours aussi nous intéressait: comment elle arrivait à transmettre ses techniques vidéos, sa colère et sa joie que nous découvrions dans sa manière de filmer, d’entremêler l’intime et le politique.
Nous avions envie de dialoguer avec ces archives. Et de les rendre vivantes dans un dialogue avec nous aujourd’hui.
Nous avons créé ce spectacle pour une tournée en itinérance et la première avait lieu dans un Lycée; pour nous c’était important d’être accessibles, de pouvoir bien situer la trajectoire de cette réalisatrice auprès de personnes qui n’auraient jamais eu vent de ces films.
Nous voulions relater son parcours et l’époque des années 70 d’une manière simple, directe, plutôt que de faire une leçon d’histoire, nous voulions l’aborder avec la même créativité que nous sentions dans ces films
- dans les films (les cinétracts*) qu’elle a monté par exemple avec le collectif «Les Insoumuses», il y a beaucoup de photos, de détournement de publicité, des cartons découpés et bricolés.
Nous voulions travailler avec ce même aspect spontané, d’un spectacle en train de se construire, en utilisant aussi des dessins dessinés rapidement, en faisant des changements de costumes, de postiches, ou de décors à vue.
Si ces films nous parlaient, et nous émouvaient, nous étions aussi fascinées par cette autonomie de production et de diffusion qu’iels avaient. Carole Roussoupoulos racontait qu’elle se déplaçait avec Brigitte Fontaine, sur des places de marchés, en montant rapidement un drap tendu à l’arrière du coffre sa voiture pour montrer ses films.
Ou, par exemple, en installant des petits moniteurs devant une église à Lyon occupée par des prostituées, afin que la parole filmée des prostituées réclamant des droits, parlant de leur vie quotidienne puisse être vue par les badauds qui passaient devant l’église.
Il y a une manière très directe et une urgence à diffuser la parole des personnes qu’on ne voyait pas dans les médias traditionnels qui nous a vraiment interpellées.
Grâce à au Portapak, à cette camera légère, à ce travail d’archivage des luttes, nous avons enfin accès à ce qui est un véritable Matrimoine, nous nous sentons moins seul.es dans nos vécus, pouvant compter sur une généalogie hétérogène et dense.
Nous aimons à penser qu’avec ce spectacle, les gens aient envie de voir les films, qu’iels soient ému.es comme nous l’avons été, et que cela donne du courage pour affronter les climats parfois rudes de ces temps.
Pour nous, les résonnances avec notre situation actuelle sont nombreuses et fortes. Et nous pensons que nous pouvons nous appuyer sur les luttes du passé, pour comprendre où on en est aujourd’hui et comment continuer de lutter avec joie.
Si certaines choses ont été gagnées depuis les années 70, on constate bien que sur de nombreux sujets, c’est encore très fragile. En voyant par exemple, la remise en question du droit à l’avortement aux Etats-Unis, en Pologne, les inégalités de richesses toujours aussi importantes.
Il y avait cette volonté d’être des passeuses (c’est comme ça aussi qu’elle-même se définissait) auprès des jeunes générations. Ou de créer aussi des moments de discussion entre des personnes âgées qui ont connus ces luttes et des personnes plus jeunes.
Nous avons regardé beaucoup de ses films, lus aussi autour des luttes dans ces films, puis nous avons fait des improvisations sur certains films qui nous avait marqué. Nous voulions aussi pouvoir prendre le temps de contextualiser ce qui passait à l’époque, les méthodes utilisées.
Donc c’était important de restreindre nos choix afin que les spectateur.ices puissent suivre les questionnement des films, et nous avons retenus ceux qui nous semblaient cohérent.
Nous avons ainsi souhaité montrer l’éveil politique de Monique, une ouvrière spécialisée, rejouer une AG du Front homosexuel d’action révolutionnaire...
... Nous avons aussi créé un personnage inventé de Pierrick inspirée d’archives sur les Gazolines, des personnes trans qui militaient au FHAR, imaginé un rap à partir d’un film qu’elle a réalisé sur comment des écolières dans les années 80 se projetaient dans des métiers dit masculins, etc.
La relation entre Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos nous a aussi beaucoup frappées, une relation d’amies mais aussi de travail et de combat à tous les niveaux. Le fait que Carole Roussopoulos ait participé à Sois belle et tais-toi, réalisation de Dephine Seyrig, nous a permis d’évoquer et de rejouer un extrait de ce film.
Il est marquant pour nous, comédiennes d’aujourd’hui, femmes qui essayons justement avec nos spectacles de déconstruire une image de l’actrice objet du désir, objet de projection et de fantasmes, en regardant ce film de Delphine Seyrig, nous avions l’impression de retrouver une communauté de sœurs.
Elles ont aussi vécus des conditions de travail, de domination bien plus importantes que celles que nous connaissons aujourd’hui mais ces rapport de domination n’ont malheureusement pas complètement disparues, il n’y a qu’à suivre l’actualité: le témoignage de Judith Godrèche, ou encore le mouvement MeToo théâtre.