Théâtre entre «potes à pattes»

Publié le 21.05.2025

Avec Au bout de la laisse, la Compagnie Alsand s’aventure là où peu d’humains osent mettre la truffe, voire le museau: sur les territoires (é)mouvants du lien entre espèces. A découvrir au Casino-Théâtre de Rolle, du 24 mai au 1er juin, à l'Échandole, Yverdon-les-Bains, les 4 et 5 juin, puis en tournée romande.

Dans cette création de théâtre de rue mêlant musique live, clown et improvisation douce, Morgane et Damien Mellet-Vuara (Looooooongue… Ils vécurent enfants et firent beaucoup d’heureux…) partagent la scène - et même la direction artistique - avec Pelote, une jeune chienne teckel qui leur fait l’insigne privilège de partager sa vie.

Cette création est moins un manifeste qu’un espace poétique pour observer, ensemble, ce que devient notre humanité, se bestialisant un peu partout sur la planète, quand elle tente, sincèrement, de dialoguer avec autre chose qu’elle-même.

Ce trio inter-espèces ne cherche pas la performance canine ni l’effet de mignonnerie. Ici, l’on s’attarde plutôt sur les maladresses, les décalages, les ratés, les tentatives émouvantes d’accorder des langages qui ne se répondent pas toujours.

La compagnie ménage des échappées clownesques et une musicalité tissée de chansons à texte. De l’électro au rap. Tout cela porte une interrogation: qu’attend-on de l’autre quand on le dit «compagnon»? Et que traduit notre envie de le dresser, l’éduquer, l’élever, le suivre, le façonner que vient contredire ce spectacle?

Avec tendresse, mais sans complaisance, Au bout de la laisse décortique ce lien domestique, à la fois si quotidien et si opaque. Un geste artistique sensible, ludique et quasi-philosophique. Il questionne en creux l’obéissance, l’échec, nos projections sur le vivant.

Entretien croisé avec un trio inédit.



Ce n’est pas une métaphore: vous avez confié la direction artistique à votre chienne. Qu’est-ce que ça a changé - concrètement et symboliquement - dans votre manière de créer?

Morgane Mellet-Vuaraz: On a d’abord eu envie de choisir des matières qui lui plaisaient, de se laisser guider par sa personnalité, ses goûts. Comme nous, les chiens ont leurs préférences : certains adorent les balles, d’autres les cordes. Pelote, elle, raffole des cordes - donc il y en a une dans le spectacle.

Damien Mellet-Vuaraz: Ce qui a changé au départ, c’est assez intime. Pelote venait juste d’arriver dans nos vies. On voulait la découvrir en tant qu’individu: ses envies, ce qui la stimule ou la rebute. C’est un regard un peu étrange, cette attention constante, qui nous a déplacés de nos repères habituels.

Pelote n’est pas un accessoire ni un faire-valoir mignon. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre son confort, sa spontanéité... et les exigences d’un spectacle?

Damien: Honnêtement, on se pose encore la question. Si le spectacle donnait le sentiment qu’on s’est servi d’elle comme d’un gadget attendrissant, ce serait un échec. En même temps, il a fallu accepter cette contradiction: on lui propose de monter sur scène, mais l’exigence de «réussir» ne concerne que nous.

Morgane: Pelote pourrait très bien s’endormir au milieu de la scène sans se soucier de casser le rythme ou d’ennuyer le public. Elle ne porte aucun enjeu. Elle ne va ainsi jamais se dire: «Il faut que je sois au top ce soir, y’a un programmateur dans la salle.»

Morgane: On cherche encore comment naviguer au cœur de ce spectacle. Une des clés, c’est de se dire que jouer avec elle, lui donner de l’attention, répond à ses besoins fondamentaux. Ça la stimule, la rend joyeuse et renforce notre lien. Nathalie Küttel*, qui nous accompagne, nous a d’ailleurs beaucoup rassuré.e.s sur ce point.

Vous parlez de «mettre en scène l’échec». Hormis Beckett notamment, peu d’artistes revendiquent cela sans ironie. Pourquoi ce choix?

Damien: Quand on parle d’échec, on parle en fait du clown. Et on fait du spectacle de rue. Là, les imprévus sont la norme. On ne les écrit pas, ils arrivent. Parfois, quand l’un d’eux est particulièrement savoureux, on essaie de le rejouer, de l’intégrer au spectacle. Au début, ça me terrorisait. Je passais mes journées à anticiper tous les scénarios catastrophe.

Morgane: Puis, à force de jouer, on a compris qu’en gardant un état de détente sur scène, tout pouvait devenir vivant, présent - et drôle aussi.

Damien: Aujourd’hui, j’ai toujours un peu peur... mais je me surprends à espérer qu’un truc foire.

Votre travail dégage une poésie bancale, joyeuse, parfois mélancolique. Comment construisez-vous cette musicalité, notamment dans vos chansons, comme «Chien et chat»?

Damien: On peut effectivement parler de poésie. Il y a le plaisir simple des rimes, du son, du flow, le travail vocal aussi. Pour moi, écrire des chansons, c’est la part la plus intime de mon travail artistique.

Quel est le moteur de cette création?

Morgane: Ce qui nous a motivé.e.s, c’est une envie émotionnelle: comment rendre un être heureux, l’intégrer dans nos vies sans l’écraser, lui laisser une place tout en lui imposant un cadre.

Damien: J’imagine que toute personne en charge d’un autre être - animal, enfant, parent - s’est posé ce genre de questions. Enfin, j’espère.

Morgane: On a eu plusieurs échanges avec le sociologue Jérôme Michalon **. Il nous a appris qu’en France, les chiens ont l’obligation légale d’avoir un maître. C’est ce qui a inspiré la chanson «Chien et chat». («…Si j'croise un chien sans son maître avec lui/J'me dis qu'y a moyen qu'il vienne avec moi/Un chien tout seul ici dans une rue n'a pas sa place/ N'est pas un citoyen adéquat…»)

Ce lien entre domination affective et pouvoir traverse aussi les relations humaines. Le chien, dans votre spectacle, devient-il un miroir critique de ces rapports?

Morgane: Ce n’est pas forcer le trait, mais c’est une lecture possible.

Damien: Le parallèle est assez naturel. Tous les éducateurs canins qu’on a rencontrés n’hésitent pas à comparer l’éducation d’un chien à celle d’un jeune enfant.

Morgane: Ce que ma mère, éducatrice Montessori, déteste. Et c’est intéressant: comparer un humain à un animal peut aussi être vu positivement, selon ce que ça sous-entend.

Damien: On ne le dit jamais frontalement dans le spectacle, mais ce qui nous amuse, c’est de montrer à quel point on projette des choses sur Pelote. Ça nous permet de rire de nous, plus que du monde.

Vous n’humanisez jamais Pelote. Au contraire, vous cherchez ce qui résiste, ce qui vous échappe. Qu’est-ce que ça vous renvoie de vous-mêmes, et comment cela a-t-il influé sur votre jeu clownesque?

Damien: Vous n’avez pas encore vu le spectacle, mais les deux cohabitent: la projection humaine et ce qui résiste.

Morgane: Tenter de faire d’un chien un artiste, c’est un projet à la fois naïf et fou. On savait qu’on partait perdant, et c’est ce qui le rendait beau.
Damien: Une phrase nous a guidés: «Imaginer, c’est déjà prendre au sérieux». Je ne sais plus si c’est de Vinciane Despret ou Baptiste Morizot, mais elle nous accompagne ****.

Morgane: Pelote est heureuse de jouer avec nous, ses besoins sont comblés. Elle n’a pas besoin de ce spectacle pour vivre une vie de chienne heureuse. C’est à nous de faire avec ça.

Certaines personnes pourraient voir ce projet comme une forme d’appropriation affective ou d’instrumentalisation. Qu’avez-vous envie de leur répondre?


Morgane: Je leur dirais de venir voir le spectacle, et qu’on est tout à fait disposé.e.s à échanger ensuite. On peut toujours se tromper, bien sûr. Mais on est convaincu.e,s que Pelote trouve du plaisir à jouer avec nous et à passer ses journées stimulée, écoutée, entourée.

Damien: Je comprends que l’on puisse remettre en question l’idée même d’un animal de compagnie, c’est un débat légitime. On en a d’ailleurs parlé avec Jérôme Michalon, et ce sont des échanges passionnants. Mais puisque les animaux sont là, si nombreux, je trouve essentiel de réfléchir à la place qu’on leur accorde, et à ce que cette cohabitation nous fait vivre, ensemble.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Au Bout de la Laisse

Cie Alsand
Avec Pelote, Morgane Mellet-Vuaraz et Damien Mellet-Vuaraz

Du 24 mai au 1er juin au Casino-Théâtre de Rolle
Informations, réservations:
https://www.theatre-rolle.ch/programme/au-bout-de-la-laisse/

Les 4 et 5 juin à l'Échandole, Yverdon-les-Bains
Informations, réservations:
https://echandole.ch/spectacles/au-bout-de-la-laisse/

Du 8 au 15 juin aux Scènes du Grütli, Genève
Informations, réservations:
https://grutli.ch/spectacle/au-bout-de-la-laisse



* Comédienne suisse, Nathalie Küttel évolue là où le théâtre flirte avec l’éthologie. Dans «Temple du présent - Solo pour octopus» de Stefan Kaegi, elle partage la scène avec un poulpe. Pas de performance, mais une cohabitation subtile, silencieuse, presque suspendue. Son art est un exercice d’attention pure, de retrait vibrant. Explorant depuis plusieurs années notre relations au chien, elle nous apprend à regarder autrement, ndr.

** Sociologue au CNRS, Jérôme Michalon observe les zones troubles entre humains et animaux, notamment dans les thérapies assistées. Dans «Panser avec les animaux», il développe, sans dogmatisme, les enjeux de ces liens réparateurs. Son regard capte l’éthique au plus près du terrain, là où l’animal devient partenaire d’une fragile alliance, ndr.

*** La pédagogie Montessori n’est pas une méthode, c’est une confiance. Confiance dans l’enfant, dans son élan d’apprendre, dans un espace pensé pour lui. Ni autoritaire ni laxiste, elle trace une voie entre liberté et structure, et redonne à l’école un rôle essentiel: éveiller plutôt qu’instruire, ndr.

**** Philosophe belge, Vinciane Despret réinvente notre manière d’écouter les animaux. Dans ses livres, elle brouille les frontières entre science, récit et imagination. Non pour enjoliver, mais pour mieux traduire. Elle ne parle pas à la place des bêtes, elle leur prête des mondes.

Philosophe et pisteur, Baptiste Morizot écrit à même les traces. Ses textes ouvrent à une diplomatie du vivant: observer sans dominer, comprendre sans réduire. En suivant le loup ou la belette, il cherche des manières d’habiter la Terre avec attention, dans un dialogue à réinventer. ndr.