Publié le 15.11.2025
Dans «Les Corps Incorruptibles», Aurélia Lüscher transforme la scène en un laboratoire du deuil et de la matière, sous forme d’enquête autofictionnelle.
À la Grange de Dorigny, du 19 au 21 novembre, le plateau, d’une blancheur clinique initiale, se métamorphose peu à peu en un atelier vivant. L’argile y est pétrie et modelée à vue. Elle incarne la persistance fragile de la vie dans la mort.
Voici un rituel sensible qui n’a rien de funèbre. Les gestes de la céramiste-récitante-auteure-conceptrice de ce spectacle et l’empreinte prise sur le corps de sa propre mère dessinent les contours d’une résistance têtue contre la dépossession de nos morts.
Ici, la thanatopraxie et les illusions d'incorruptibilité des anatomies défuntes cèdent le pas devant la vérité tangible de la terre, du temps et du cycle.
Le spectacle dépasse la simple critique des pratiques funéraires pour embrasser une réflexion plus large sur notre condition d’êtres vivants.
La présence animale, les dialogues fille-mère, les références notamment à la pensée écologique de Pierre Madelin ou Val Plumwood*: tout converge vers une même évidence. Accepter la mort comme transformation, et non comme fin, c'est renouer avec le monde.
A chacun et chacune de ressentir l'apaisement étrange qui naît du lâcher-prise – et la conviction que nous pouvons réapprendre à habiter notre propre finitude.
Entretien avec Aurélia Lüscher
Vous interrogez un sujet universel: le traitement des corps après le décès. D’où vous est venue cette idée?
Aurélia Lüscher: La pièce est partie d’un deuil personnel, celui de ma grand-mère. De là sont nées une multitude de questions auxquelles l’ont se confronte sans doute rarement et qui reste souvent sans réponses.
Comment s’occupe-t-on des corps défunts? Qui en a la charge? Qu’advient-il vraiment d’eux?
J’ai ainsi effectué un stage dans une entreprise de pompes funèbres à Genève. Ce fut la confrontation à la réalité du métier: le ramassage de corps, les visites à la morgue, les embaumements...
Cette immersion m’a réconciliée avec les interrogations sur le devenir des corps morts. Mais j’y ai aussi découvert l’ampleur de ce qui se joue – ou ne se joue pas – autour de nos défunts.
J’ai ensuite poursuivi mes recherches, rencontré des thanatopracteurs, des historiens, un sénateur... à travers des entretiens. Jusqu’à ce que le désir de partager ces découvertes par le biais d’une réalise scénique s’impose.
Cette dépossession dit beaucoup de notre rapport au vivant. Aujourd’hui, on tend à reléguer à la marge de nos sociétés tout ce qui ne «produit» pas: les personnes âgées, les malades, les défunts.
L’externalisation des soins délégués à des professionnels – souvent privés – a accéléré la disparition de ce qui relevait autrefois de la communauté ou de la famille.
En France, par exemple, le système funéraire est largement mercantile, et les familles peuvent s’endetter pour des obsèques comme le spectacle en témoigne.
En Suisse, des villes proposent encore certaines prestations funéraires non payantes, mais le modèle dominant reste celui de la délégation.
Les corps incorruptibles souhaite questionner cette logique: que dit-elle de notre aptitude ou incapacité à affronter la mort? Et comment retrouver une forme d’action autonome face à ce moment crucial?
C’est venu par hasard, ou plutôt par une conversation. Ma compagne évoquait un jour Bernadette Soubirous - cette sainte dont le corps ne s’est jamais décomposé - et elle a prononcé ces mots: «les corps incorruptibles».
J’ai senti tout ce que ce terme contenait de paradoxe.
Si dans la tradition catholique, l’incorruptibilité est un miracle; elle est devenue une norme pour beaucoup dans notre société. Il y a cette illusion de rester intact·e, jeune, préservé·e, même mort·e. Ce refus du pourrissement traduit une certaine peur de la transformation.
C’est une métaphore de la société contemporaine: on embaume, bétonne, conserve, on refuse la corruption au sens premier du mot — la capacité à se mêler, à se décomposer, à participer au vivant.
C’est une forme de contradiction. Nous voulons préserver les corps de la décomposition, mais ce refus de la transformation naturelle a un impact environnemental certain.
La crémation émet des polluants, l’inhumation traditionnelle occupe l’espace et ralentit la décomposition.
Il existe pourtant des alternatives: l’humusation, ou «compostage humain», permet de réintégrer le corps dans le cycle du vivant.
J’ai rencontré des personnes favorables à ce type de mise en terre, à l’image de Sarah Jolia (association Humusation SUISSE et directrice des Pompes Funèbres du Léman) en Suisse, elles souhaitent proposer des funérailles plus écologiques et humaines.
Il s’agit de retrouver une place dans la chaîne trophique, d’accepter que nous sommes, nous aussi, de la matière qui se transforme.
Le moulage est un geste qui ressemble étrangement au soin des morts: on immobilise, on prend une empreinte, on modèle. C’est un acte à la fois technique et intime. J’ai voulu que le public assiste à cette fabrication progressive d’un corps en argile, comme pour déconstruire la peur qu’il inspire.
Peu à peu, l’espace scénique se modifie: on passe d’une sorte de chambre mortuaire, de limbes aussi, à un atelier d’artiste, tout en gardant les traces de ces espaces.
Quant à lui, l’argile est réutilisable, recyclable, à l’image de ce cycle de la vie et de la mort que nous refusons si souvent.
Sa présence incarne un écho intime et générationnel. Nous avons mené une enquête parallèle: l’une, extérieure, avec des professionnel les; l’autre, intime, avec elle. Elle partage ses souvenirs, ses souhaits pour sa propre dépouille et son lieu d’inhumation.
Son retour sous forme de vocaux sur le plateau marque aussi une forme de réparation. Elle a arrêté le théâtre il y a des années, et ce spectacle lui offre une réappropriation de cet espace.
C’est une manière de faire ensemble, de se préparer, symboliquement, à la séparation.
Il soutient que le déni de la mort et le déni de la Terre se sont construits ensemble dans l’histoire occidentale, et qu’ils doivent se défaire ensemble. Cette phrase m’accompagne, tant elle relie l’intime au politique, le spirituel à l’écologique.
Refuser la mort, n’est-ce pas refuser le monde? En lisant ce livre, j’ai compris que mon travail n’était pas une lubie morbide mais bien une tentative de réconciliation: rendre à la mort sa place, c’est rendre au vivant sa profondeur.
Plumwood a beaucoup compté pour moi. Elle a montré comment la culture occidentale a construit une hiérarchie entre l’humain et la nature, entre l’esprit et la matière, entre la vie et la mort.
Repenser ces séparations, c’est remettre du lien. Le théâtre me semble un endroit privilégié pour ça : un lieu où tout cohabite, où le mort et le vivant, le vrai et le fictif, se répondent.
J’aimerais que les spectateurs et les spectatrices repartent avec l’envie de se réapproprier ces questions. Qu’ils.elles osent interroger leurs proches, exprimer leurs souhaits, imaginer d’autres façons de faire.
A mes yeux, cette enquête a été une transformation. Aujourd’hui, je crains moins la mort.
Accepter la transformation, c’est peut-être accepter la mort. Et si ce spectacle peut apaiser une personne, lui donner l’envie de parler, de choisir, alors il aura rempli sa mission.